De la fantasy, du fantastique et du merveilleux
Définir
la fantasy, genre protéiforme par excellence, n’est pas chose aisée. En
particulier parce qu’elle est d’origine anglophone (même si de plus en plus
d’écrivains français tirent leur épingle du jeu) et que la définition du genre
par les Anglo-Saxons n’est pas tout à fait la même que la nôtre. Anne Besson,
dans son ouvrage La Fantasy paru chez
Klincksieck, ébauche une première définition de la fantasy comme étant :
« un ensemble d’œuvres textuelles mais aussi iconographiques et interactives qui exaltent (ou parodient) une noblesse passée marquée par l’héroïsme, les splendeurs de la nature préservée et l’omniprésence du sacré, en ayant recours à un surnaturel magique qui s’appuie sur les mythes et le folklore. »
Mais
elle ne tarde pas d’ajouter :
« Cependant, dès que l’on cherche à borner trop fermement le domaine d’extension du genre, la validité de toute définition s’estompe (1). »
Nous avons précisé que les
critiques français ne définissent pas la fantasy de la même façon que les
Anglo-Saxons. En effet, ces derniers rassemblent indifféremment dans la fantasy
des œuvres comme l’épopée de l’Odyssée
d’Homère, les contes merveilleux des frères Grimm ou encore les nouvelles
fantastiques d’Edgar Allan Poe, alors que les spécialistes français, forts des
théories todoroviennes, ne peuvent que constater l’écart entre ces différentes
classes de texte, et notamment entre le merveilleux, le fantastique et la
fantasy sur lesquelles nous allons nous pencher ici.
Genre
importé et transformé en France au xixe
siècle, le fantastique a fait couler beaucoup d’encre dès son apparition. Sur
ce sujet, l’étude de Tzvetan Todorov reste une référence. Voici comment il
définit le fantastique :
« Dans un monde qui est bien le nôtre, celui que nous connaissons, sans diables, sylphides, ni vampires, se produit un événement qui ne peut s’expliquer par les lois de ce même monde familier. Celui qui perçoit l’événement doit opter pour l’une des deux solutions possibles : ou bien il s’agit d’une illusion des sens, d’un produit de l’imagination et les lois du monde restent alors ce qu’elles sont ; ou bien l’événement a véritablement eu lieu, il est partie intégrante de la réalité, mais alors cette réalité est régie par des lois inconnues de nous. […] Le fantastique, c’est l’hésitation éprouvée par un être qui ne connaît que les lois naturelles, face à un événement en apparence surnaturel (2). »
Bien
que la critique moderne n’exclue plus un fantastique de « la monstration
de l’inexplicable et de l’inacceptable », qui « joue sur le caractère
spectaculaire, au sens propre, de l’être ou de l’objet qu’il donne à voir (3) »,
elle positionne encore le fantastique comme une « intrusion brutale (4) »
de l’élément incompréhensible dans le réel parfaitement ordonné et répondant à
des lois scientifiquement notoires, comme une « rupture de l’ordre
reconnu (5) ».
Or, la fantasy, au contraire, impose l’existence de la magie et du surnaturel
comme allant de soi, éloignant le lecteur (pour son plus grand plaisir) de son
cadre de vie réelle.
« Non seulement le “cadre de la vie réelle” n’y est présent qu’à titre optionnel, les “autres mondes” s’imposant davantage comme trait générique saillant, mais encore et surtout il ne saurait être question d’“ordres établis” ou de “lois naturelles” seules valables, où l’irrationnel ferait “intrusion”, choc ou même trouble. Au contraire, la fantasy apparaît en majorité comme le domaine d’un “surnaturel naturalisé” : l’existence ou l’apparition de créatures ou d’événements inconnus de notre cadre cognitif s’y voit accepté par le lecteur/spectateur au même titre qu’elles le sont au sein du monde fictionnel, sans prêter à la remise en question ou même à l’interrogation (6). »
J.R.R.
Tolkien, à qui l’on doit en grande partie ce qu’est devenue la fantasy
aujourd’hui, s’était lui-même interrogé sur le genre embryonnaire qu’il avait
créé. Et il avait déjà essayé, dans son essai « Du conte de fées »,
d’expliquer ce genre à peine éclos. Pour lui, l’univers de fantasy créé par
l’écrivain est un « monde secondaire » (par opposition au « monde
primaire », celui que nous connaissons), qui repose sur un système de
magie cohérent et sur ses propres « lois naturelles » pour reprendre
l’expression, quoique détournée, de Todorov. Voici ce que dit exactement
Tolkien :
« Il [l’auteur] crée un Monde Secondaire dans lequel votre esprit peut pénétrer. À l’intérieur, ce qu’il raconte est “vrai”, c’est-à-dire correspond aux lois de ce monde. Par conséquent, vous y croyez, aussi longtemps que vous vous trouvez à l’intérieur, en quelque sorte. Au moment où surgit l’incrédulité, le charme est rompu ; la magie, ou plutôt l’art, a échoué. Vous êtes alors de nouveau dans le Monde Primaire, à regarder de l’extérieur le petit Monde Secondaire avorté (7). »
Ainsi,
l’univers créé n’est pas exempt de logique, mais sa logique lui est propre. Et
plus le « monde secondaire » de l’auteur est détaillé, cohérent avec
lui-même, plus le charme opère, retenant le lecteur dans une « croyance
secondaire ».
« Quiconque héritant de la faculté de Fantasy du langage humain peut dire le soleil vert. Beaucoup peuvent alors l’imaginer ou le représenter. Mais ce fait ne suffit pas […]. La création d’un Monde Secondaire dans lequel le soleil vert serait crédible, et qui commande la Croyance Secondaire, requiert probablement du labeur et de la réflexion, et exige certainement un talent particulier, une sorte d’art elfique (8). »
En
résumé, la fantasy pince les mêmes cordes que le merveilleux qui est défini
comme reposant « sur l’acceptation immédiatement donnée d’un surnaturel
qui ne suscite aucune surprise (9) ».
Mais le merveilleux n’est pas considéré comme un genre à proprement parler, à
la différence de la fantasy née dans la seconde moitié du xxe siècle. Le merveilleux
est plutôt une sorte de courant artistique qui a traversé les époques, et
notamment le Moyen Âge, pour se retrouver dans toutes sortes de récits
génériques, à commencer par les plus connus, les contes merveilleux.
(2) Tzvetan Todorov, Introduction à la littérature fantastique,
Paris, Points, 1970, p. 29.
(3) Michel Viegnes, Le Fantastique, Paris, Flammarion,
« GF Corpus », 2006, p. 16.
(4) Pierre-Georges Castex, Le conte fantastique en France de Nodier à
Maupassant, Paris, José Corti, 1951, p. 8. Cité par Michel Viegnes, op. cit., p. 15.
(5) Roger Caillois, préface d’Anthologie du fantastique, Paris,
Gallimard, 1966, p. 191. Cité par Michel Viegnes, op. cit., p. 15.
(6) Anne Besson, La Fantasy, op. cit., p. 17.
(7) J.R.R. Tolkien, « Du conte
de fées » dans Les Monstres et les
critiques et autres essais, Paris, Christian Bourgois éditeur, 2006, p. 165-166.
(8) Ibid., p. 174. « Du labeur et de la réflexion », Tolkien
n’en manquait pas, lui qui n’a eu de cesse, de son vivant, de bâtir un monde
riche de détails et d’histoires enchâssées au fil des livres qu’il a
publiés : Bilbo le hobbit et Le Seigneur des anneaux bien sûr, mais
aussi Le Silmarillion, travail de
toute une vie qu’il ne publiera jamais de son vivant, faute d’avoir pu achever
un ouvrage qu’il alourdissait sans relâche d’ajouts et de retouches.
(9) Michel Jarrety (dir.), Lexique des termes littéraires, Paris,
Le Livre de Poche, 2001, p. 263.
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