Le Tour d’écrou
de Henry James (éditions Flammarion)
Résumé :
Par une sombre
soirée d’hiver, quelques gentilshommes se rassemblent pour partager des histoires
étranges et sinistres. L’un d’eux, Douglas, évoque, plusieurs décennies après
les faits, la terrifiante aventure qu’a vécue dans sa jeunesse une institutrice.
Devant ce petit cercle intime, il lit le récit écrit de la main même de
l’enseignante qui, à l’âge de 20 ans, fut engagée pour instruire, dans une
jolie demeure de campagne, deux enfants, frère et sœur, aussi brillants
qu’adorables. Mais dans ce cadre idyllique étaient terrés de terribles secrets
qui ont à jamais changé la vie de la préceptrice.
Si une aventure
morbide survient à un enfant plutôt qu’à un adulte, cela donne un tour de vis
au frisson. Mais si une aventure morbide survient à deux enfants plutôt qu’à un
adulte, cela ne donnerait-il pas un tour supplémentaire ?
Critique
(attention, spoilers) :
Chaudement
recommandé par Stephen King qui loue « son style élégant et posé, sa
logique psychologique irréprochable (1) », Le
Tour d’écrou est une ghost story oppressante
qui s’écarte des récits du genre par son écriture intimiste et le développement
psychologique du personnage principal. Mais c’est aussi un huis clos au charme
suranné qui démarre très lentement et dont le style, formé de phrases longues
et parfois alambiquées, est assez ardu pour le lecteur moderne, qui n’est plus
vraiment habitué à ces tournures d’un ancien temps.
Le
Tour d’écrou se
construit autour d’une montée en pression progressive, rythmée par des
apparitions spectrales, les anciens instructeurs des enfants, qui poussent la
narratrice (qui est apparemment seule à les voir) à s’interroger et à exhumer
les secrets de la maisonnée avec l’aide craintive d’une intendante, Mrs Grose.
Fans de gore,
passez votre chemin. Dans cette nouvelle publiée pour la première fois en 1898,
aucune scène n’est visuellement insoutenable, grossière ou vulgaire. Le mal qui
rôde dans la vieille bâtisse n’est jamais clairement défini et reste à la
lisière de la perception. À tel point que l’on se demande si les fantômes
décrits par la narratrice sont bien réels, ou s’ils ne sont que le fruit de son
imagination morbide et romanesque.
D’ailleurs, que
font-ils exactement, ces fantômes ? Pas grand-chose en réalité. Ils ne
font qu’être là et observer. Mais le poids de leur regard exacerbe le trouble de
la narratrice jusqu’à l’hystérie. La préceptrice se met alors elle-même à
examiner la maisonnée, le parc, la tour, à scruter les deux enfants dont elle a
la charge pour déterminer s’ils voient aussi, comme elle le pense, les deux
âmes corruptrices, ce qu’elle cherche à leur faire avouer avec une insistance
obsessionnelle sans jamais mettre un mot sur ses pires craintes. Ainsi, les
mystères et les non-dits, les ellipses et les sous-entendus, les craintes
associées à la certitude que quelque chose d’horrible se passe dans cette
demeure, provoquent une atmosphère étouffante et aggravent la situation. Pour
les personnages, mais aussi pour le lecteur qui se trouve pris dans l’engrenage
et qui voit l’écrou se resserrer pendant que ses méninges tournent à plein
régime.
Le récit étant
raconté par l’institutrice elle-même qui ne met jamais en doute la réalité des
apparitions, il est difficile de se détacher de son explication surnaturelle. Pourtant,
les interprétations sont plurielles. De nombreuses analyses ont été avancées. Pour
les critiques qui penchent du côté de la folie, la mort finale du petit garçon
est assez énigmatique : est-ce la peur qui tue Miles ? est-ce la
pression physique de l’enseignante qui, pour cacher les fantômes à sa vue, le serre convulsivement contre elle à l’étouffer
littéralement ? ou bien encore, s’agit-il d’une mort métaphorique
– entendons par là que l’« étreinte » évoquée par la narratrice
cache en réalité un enlacement charnel ? Ainsi, l’instructrice aurait
dépucelé l’enfant, dont la mort ne serait qu’une petite mort, et sa folie hallucinatoire ne serait due qu’au
refoulement de son désir pédophile… Cependant, si ses deux protégés n’ont pas
été corrompus par leurs précédents instructeurs, comme l’affirme la narratrice,
comment expliquer le comportement ambigu des enfants ? Pour quelle raison
le garçon s’est-il fait renvoyer du collège ? Pourquoi vole-t-il une
lettre ? Pourquoi s’aventure-t-il dehors, en pleine nuit, à l’insu de sa
préceptrice ? De nombreuses questions restent en suspens à la fin du récit
auxquelles on peut apporter des réponses plus nombreuses encore.
Mais pourquoi une
telle controverse agite les critiques ? Parce que James a laissé des
blancs dans son œuvre et confie au lecteur le soin de les remplir selon ses
propres peurs, ses propres fantasmes.
La frustration est
donc grande de ne pouvoir découvrir une seule et même réponse. Une réponse en
bloc salvatrice pour le lecteur, nécessaire au repos de son esprit. Mais
n’est-ce pas là ce qu’on attend des meilleures histoires d’horreur : qu’elles
nous laissent un frisson indéfinissable même après avoir tourné la dernière
page et posé le livre sur la table ?
Note :
Le
Tour d’écrou de
Henry James a connu de nombreuses adaptations télévisées et cinématographiques.
Pour prolonger votre lecture, vous pouvez également écouter la version
radiophonique créée par Jean Pavans adaptée de sa propre traduction, disponible
sur le site internet de France culture : http://www.franceculture.fr/emission-fictions-droles-de-drames-le-tour-d-ecrou-2014-06-07.
Version abrégée de
la nouvelle de Henry James, elle lui reste très fidèle. Néanmoins, elle semble
favoriser l’interprétation de la folie hallucinatoire du fait que l’auditeur,
au lieu de lire les dialogues rapportés par la narratrice, entend directement
parler la préceptrice dont le ton trahit son hystérie grandissante. Ainsi,
l’auditeur gagne une certaine objectivité puisqu’il détient un regard plus
extérieur. Il n’est plus prisonnier des mots choisis par la narratrice, trop
impliquée : il peut aussi se laisser guider par sa propre perception.
_________________________
(1) Stephen King, Anatomie de l’horreur – 1, Paris, J’ai lu,
2008, p. 86-87.